"Poésie ?" de Fabrice Luchini : un voyage envoûtant dans la "substance sonore" de la langue française.
Alors que nos lycéens polémiquent sur l'interprétation du "Tigre bleu de l'Euphrate" de Laurent Gaudé, auteur contemporain proposé en commentaire au Bac de Français 2015, et qu’ils déplorent l'hermétisme du texte littéraire, Fabrice Luchini reprend un exercice de style auquel il est désormais habitué en faisant découvrir à un public conquis la puissance de certains poèmes ou écrits qui ont marqué sa vie. Dans un monologue de plus de deux heures, l'acteur déclame du Paul Valéry et du Rimbaud sans oublier Céline, Labiche, Proust ou La Fontaine, suivant un scénario finement monté qu’il agrémente d’anecdotes sur sa carrière et de quelques touches bien senties sur l’actualité et les hommes politiques. Il nous communique avec brio son amour pour la langue française et surtout sa passion pour le « génie hallucinatoire » de Rimbaud, « l’homme aux semelles de vent » (Verlaine) qui le fascine tant.
Il a choisi une mise en scène sobre, nous accueillant comme dans son salon, installé dans un fauteuil en cuir. Il accroche rapidement l’intention du public, happé par cette diction si caractéristique du personnage qui se fait un devoir de répéter les mots, d'insister, de remâcher son texte qu'il dit avoir travaillé depuis plusieurs années à l'arrière des taxis. Cette habitude fait d’ailleurs le bonheur d’un chauffeur qui assiste en exclusivité (et gratuitement) à une déclamation du "Bateau ivre", et s'exclame à la fin : « C'est beau, mais j'ai rien compris » ! Ne rien comprendre, ou en tout cas ne pas tout saisir, c'est indéniable face à la richesse, à l'immensité d’un génie comme Rimbaud ou Baudelaire. Et Luchini, qui ne se cache pas de promouvoir une hiérarchie des talents, nous redonne goût au texte, à l’intensité musicale de notre langue si facilement décriée ! Ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il commence avec Paul Valéry qui se désolait à son époque de l’enseignement de la littérature à l’école et promouvait une « éducation de la parole » et un retour à la « substance sonore de la poésie ». Exigeante, la poésie doit être ruminée, dit-il, elle est le fruit d’une maturation lente... Et si les textes restent hermétiques, l’acteur n’est pas là pour les expliquer. Tant pis pour les critiques ! Luchini veut nous faire part de son émerveillement, nous communiquer sa passion pour ces géants de la littérature qu’il a tenté de s’approprier. Bien au-delà de la poésie comme genre défini du français au collège, on accède à une véritable oralité du texte : nous tanguons avec lui sur le Bateau ivre, nous frôlons les épis de blé, nous plongeons dans les réceptions mondaines décrites par Proust. Il s’arrête parfois sur certaines expressions : les « partouzards indécis » de Céline, dont il ne cache pas son admiration profonde, ou les « archipels sidéraux » de Rimbaud. Sans pédantisme, il veut faire partager ces « fragments d'enthousiasme » et nous faire vibrer à la magie éclatante des mots. Le théâtre n’est pas en reste : jouant tour à tour Cécile et Frémissin dans les Deux Timides de La Biche, il s’amuse à refaire le dialogue autour du sucrier et à enchainer ces répliques « géniales » qui l’ont marqué lors de son premier cours de théâtre.
Et devant tant d’exaltation comment accueillir cet élan oratoire ? N’en fait-il pas trop finalement ? Quel genre de révélation peut-on bien avoir en lisant les premières pages de Mort à crédit de Céline sur la mort de la concierge ? Et pourtant… sa passion est communicative.
Il faut simplement lâcher prise et « accepter de ne rien comprendre et de tout sentir » ! Une exigence certes, mais qui fait recette quand on voit que malgré l'ajout de dates, le spectacle est comble jusqu'à novembre prochain. Intime sans être démonstratif, Luchini évoque simplement les hommes et les textes qui ont façonnés sa vie, l’homme aime aussi jouer avec son public et faire rire avec des apartés sur la variété musicale et des improvisations calculées pendant lesquelles il vérifie régulièrement sa montre (il part en vacances ce soir… à l'île de Ré). S’il ne cesse de répéter qu'il va nous garder plus longtemps, on s’en accommode très bien ; on veut rester à goûter la musicalité de cette langue qui nous bouleverse, nous transporte et nous enchante…
La poésie demande une vulnérabilité, une disponibilité que notre époque ne comprend peut-être plus à l’heure de l’hyper-connectivité. Cette langue française a façonné notre identité et Luchini avec verve et humour lui rend hommage de la plus belle des manières. Il fait bon d’être français et de goûter ainsi à la richesse de notre culture. Ce fut un moment rare, presque onirique, à la découverte de ces « textes de pure poésie ».