Une certaine idée de la France Libre
Au moment d’écrire ces lignes, je ne peux enlever de ma mémoire que, la veille, j’assistais à la messe d’enterrement d’un ami parti vraiment trop tôt, à 56 ans, d’un cancer généralisé. Son frère, avocat de renom, a pris la parole, ivre de douleur. Ses mots vrillent encore mon cerveau tant ils ont provoqué l’électrochoc recherché : « la guerre est déclarée », nous a-t-il envoyé à la figure, contre la mort, la maladie… mais aussi contre un certain avachissement moral, spirituel et intellectuel que notre ami journaliste n’avait jamais cessé de pourchasser. Tandis que nous, dans l’assemblée, par notre passivité, nous l’avions laissé s’installer.
L’homme, brisé par le chagrin, a poursuivi : « est-ce pour en arriver là que notre père Jean-Baptiste avait traversé la Manche à la rame pour rejoindre De Gaulle et la liberté à Londres ? Est-ce pour en arriver là que notre mère Frédérique avait, jusqu’au dernier jour de sa maladie, refusé toute forme d’anesthésie parce que, avait-elle dit à l’infirmier, « je suis allergique au sarkozisme » ? Le dernier combat de cette femme éternellement indignée avait été de jeter les bases du premier syndicat des salariés de l’Eglise catholique !
Au moment d’écrire ces lignes, j’ai sous les yeux une photo des années quarante. Elle représente l’écrivain Romain Gary au pied d’un bombardier. Il s’apprête à rejoindre l’escadrille Normandie Niemen. Il est vêtu d’un blouson de cuir et de fourrure.
Au moment d’écrire ces lignes, j’apprends que des fausses valeurs des médias et du sport ont acheté leur permis de conduire. Je crains fort que si je leur montrais la photo, ils ne verraient que le blouson. Ils seraient prêts à se battre, mais juste pour posséder le même accessoire vestimentaire…
Est-ce pour en arriver là que des hommes et des femmes se réunirent au péril de leur vie dans un appartement de la rue de Rennes en 1943. Ils représentaient tous les grands courants de la Résistance. Ils avaient une si belle idée de ce que doit être une société plus juste qu’ils avaient appelé leur manifeste « les jours heureux ». De Gaulle, à Londres, pressentait-il que, quelques années plus tard, il serait amené à qualifier de « veaux » les bénéficiaires de ses sacrifices ? Aurait-il imaginé qu’une cérémonie anniversaire d’hommage aux Compagnons de la Libération servirait de prétexte médiatique à légitimer la maîtresse d’un président de la République ? Aurait-il été content, et avec lui j’inclus Jean Moulin et Pierre Brossolette, de savoir que les jeunes héros de notre époque se torchent avec les principes élémentaires du civisme ?
Bah ! La fin de la Troisième république n’était sans doute pas plus reluisante que celle, dépravée, de notre Cinquième. Les petits minables qui pensent que tout s’achète sont les héritiers spirituels des collabos et des enrichis du marché noir.
Si une nouvelle tragédie s’abat sur l’Europe, elle reconstituera les mêmes proportions de héros et de salauds. Ceux qui partiront rejoindre le camp de la Liberté, de la Justice et de l’équité, seront archi-minoritaires. Mais les cocktails mondains parisiens, eux, ne désempliront pas. Dans leurs rangs, proliféreront des freluquets qui, bien des années plus tard, réclameront de jouer au cinéma le rôle des anonymes qui auront permis au pays de se relever. Tout cela n’est qu’humain, terriblement humain...
Alors, qu’est ce qui en fera se lever quelques-uns quand une majorité d’autres s’aplatiront ? Un certain sens du devoir, acquis par l’éducation ; une préférence pour l’action. Mais attention, cette vertu-là peut être innée. En ce cas, elle fait partie intégrante du tempérament dont on hérite à la naissance. Il n’y a donc pas de mérite particulier à la posséder. Sauf que, elle aussi, peut s’acquérir par l’éducation. Surtout, elle doit s’entretenir par une ascèse volontaire. En ce cas, tout le monde peut en être doté.
Et puis, il y aura aussi une esthétique de la vie. Prendre son destin en main, se sentir vivre pleinement, se savoir porté par la justesse de son combat, tout cela est beau, est bon, et fait du bien. Les jeunes qui avaient tout quitté en 1940 l’ont souvent dit plus tard : ils n’ont jamais été aussi heureux qu’à ce moment-là. J’aimerais tant que les générations de la relève puissent dire pareil. Mais quand je les vois dans les manifs contre la loi Travail, ou lors de leurs convocations aux Nuit debout, j’ai des doutes.
Il est grand temps de ré-enchanter la vie politique, comme avait su le faire la France libre. Mais qui saura incarner cette belle idée ? Il ne sera pas nécessaire d’être le plus diplômé, le plus intelligent, le plus visionnaire. Il suffira simplement d’être intègre et sincère. Et c’est bien ça le problème : peut-on le rester, une fois projeté dans l’arène du combat pour le pouvoir ? Là est l’éternelle question.