Balles molles
La facétieuse météorologie de cette fin de printemps a déclenché un vent de révolte au sein du petit peuple des porteurs de canotiers ou de panama du bois de Boulogne. Il n’en a pas fallu plus pour que soit reprise sur différents tons l’antienne de la modernisation des Internationaux de France de tennis. Le court central, nonagénaire, n’est pas couvert, c’est bien le moins. Les constructions plus ou moins heureuses des années 70 et 80 ne le sont pas non plus, c’est plus étrange. Les bourrasques qui ont balayé les courts ont obligé les diffuseurs à choisir des programmes de remplacement et les spectateurs endimanchés à trouver refuge dans les buvettes, laissant seuls sur les courts des présentateurs au bord de la crise de nerfs. En un mot, ce fut un drame ! Pas encore une tragédie, mais cela pourrait le devenir car la rétrogradation de notre tournoi national de tennis par la terrible ITF (International Tennis Federation) est suspendue au-dessus de nos têtes comme une épée de Damoclès. Il serait amusant de voir s’empoigner les Italiens et les Espagnols, et peut être même les Allemands, pour récupérer nos dépouilles, mais cela ne nous consolerait pas totalement.
L’heure est grave donc, moderniser ou périr ! Nul doute que la sanction d’obsolescence prononcée par l’ITF nous vaudrait des pages inénarrables dans le tome 2 du Suicide Français (épineuse question : peut-on se suicider deux fois ?). Pour éviter ces événements terribles, le journal Le Monde est lui-même monté au créneau[1] avec un titre accrocheur : « extension de Roland Garros la raison doit l’emporter ». On y reconnait bien les traces de ce qui fut pendant cinq décennies le journal de référence français : Comme disent les chroniqueurs de Canal Plus : « c’est du lourd ». Commençant par la convocation de la déesse Raison, le texte enchaîne les envolées lyriques dont je ne résiste pas à citer la plus admirable : «l’histoire commande que Roland-Garros reste à Auteuil ». L’histoire, sans qualificatif de restriction, on parle donc de la grande Histoire, celle de Napoléon, de Philippe-Auguste, des Champs catalauniques ou de Verdun, cette histoire-là donc se préoccupe d’Auteuil et de tennis. Encore un peu et il s’agira de comparer la secte des blazers bleus amateurs de balles jaunes aux templiers ou mousquetaires. Mais bien entendu, il s’agit de Raison, et non d’emphase. Et il est raisonnable pour l’auteur de faire son deuil de la non-destruction des serres d’Auteuil. Ce n’est pas qu’il s’en réjouisse, mais force est de constater que la France, étant encore un état de droit, il est improbable que le projet initial sorte des méandres judiciaires avant plusieurs années. L’article oblique donc vers le second projet défendu par la ministre de l’écologie, à savoir la couverture partielle du périphérique pour gagner la place nécessaire. Cet « ouvrage d’art » de plusieurs dizaines de millions serait à son avis la solution raisonnable. À lire la prose de Guy Burgel (qui se déclare Professeur à l'Université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense, sans préciser ce qu'il enseigne), le lecteur peut être pris d’un certain vertige car s’agissant, je cite, « d’un enjeu qui est aussi capital pour son avenir [celui de la fédération Française de Tennis] que pour le rayonnement de Paris », il est admissible que la raison prenne des dimensions… déraisonnables.
Prenons donc cette hypothèse du « rayonnement de Paris », même si pour un événement sportif qui mobilise des infrastructures importantes quinze jours par an (pour 463 328 spectateurs en 2015), le mot semble présomptueux. S’il s’agit bien de « rayonnement », ne peut-on se souvenir qu’il y a dans l’air depuis des années un projet nommé « Grand Paris » qui pour l’instant n’a accouché que de réunions technocratiques et de quelques tracées de lignes de chemin de fer. Le Roland Garros du XXIe siècle ne peut-il être l’un des projets du Grand Paris ? Et il ne s’agirait pas de le placer dans les douillettes Yvelines ou les confortables Hauts-de-Seine, mais au sein même de l’horreur républicaine, dans le neuf-trois maudit et livré en pâture au salafisme ou dans le neuf-cinq qui n’est guère mieux loti. Oui ! Roland à Bobigny, Roland à Sevran, à Sarcelle. Roland dans une des friches industrielles qui ne manquent pas dans la région. Roland sur une ligne de métro ou de RER qui sera rénovée pour l’occasion. Roland chez les pauvres, les gamins à problèmes. Car quitte à mettre de l’argent dans un nouveau complexe sportif, autant faire en sorte qu’il serve à autre chose qu’aux joyeux exercices des manipulateurs de raquette. Autant en faire un centre de formation, y organiser des séminaires, coupler cet espace avec des pépinières d’entreprises et y faire carrément un théâtre. Ce serait un théâtre de grande ambition, de grand volume, une jauge de 15 000 places comme à Épidaure où chaque année l’élite parisienne, désertant le Lubéron, se précipiterait pour voir en compagnie des « indigènes » Sophocle, Eschyle et Euripide.
Impossible ? Quoi, parce qu’ils sont nés en cité, ils seraient condamnés à n’avoir pour musique que du rap et pour arts plastiques que des tags. N’est-ce pas une vision furieusement raciste du monde ou du moins parfaitement eugéniste (en l’occurrence kakogéniste !) ? En ces temps où les combats identitaires sont à la mode, ne peut-on imaginer qu’un professeur, après avoir emmené ses élèves voir Œdipe Roi, leur donne comme sujet de dissertation : commentez cette réplique de Jocaste à son fils « malheureux, malheureux, puisses-tu ne jamais savoir qui tu es », et mettez là en rapport avec ce qui était inscrit en lettres de bronze sur le fronton du plus important des temples de la Grèce : « connais-toi toi-même ».
Alors oui, si nous faisons cela, si le premier édile de Paris parvient à transcender les petits intérêts mesquins au profit de l’intérêt général, si le petit peuple des blazers bleus se met dans l’esprit qu’il est possible d’aller en banlieue (ce qui est d’ailleurs possible tant à Wimbledon[2] qu’à Flushing Meadows[3]) ... alors oui, là, il se sera passé quelque chose d’historique !