Paris et les zones de non-droit
À quelques dizaines de mètres de la station de métro La Chapelle, à l’est de Paris, se trouve un marché à ciel ouvert des plus pittoresques, spécialisé dans les produits exotiques. Ne figurant dans aucun guide, il mérite néanmoins la visite au titre du Paris insolite. Le visiteur d’un jour veillera à porter une tenue discrète et laissera ses objets de valeur à l’hôtel car, sans être dangereux, l’endroit n’est pas des plus sûrs et la police s’interdit de le fréquenter. Il prendra juste un peu d’argent pour acheter quelques épices ou fruits ; toutes les transactions se payent bien sûr en liquide.
C’est ainsi que l’on pourrait décrire à un touriste le marché indien de La Chapelle : un lieu sans barrière où la police n’entre pas. La police n’est d’ailleurs pas la seule. Les inspecteurs du travail, ce corps d’hommes courageux qui adorent mettre un paysan au supplice quand il est en défaut avec un ouvrier agricole, respectent également cet espace sacré, tout comme les inspecteurs de l’hygiène qui ne ratent jamais un restaurant ou un commerce de primeur, et les inspecteurs du fisc ou des URSAFF qui épluchent avec délice les comptes des PME et des TPE. Est-ce un espace sacré dont l’ensemble des services de l’État respecte ainsi l’inviolabilité, est-ce une zone franche installée là par la préfecture pour dynamiser l’économie de la zone nord de la petite capitale ? Non, ce n’est que ce qu’on appelle communément une zone de non-droit.
À 500 mètres de là, vers l’Ouest, on trouve la même chose, mais avec un parfum sud-méditerranéen. Lorsqu’une rixe se produit, les forces de police attendent tranquillement que le conflit s’apaise de lui-même ; que ce soit les Indiens avec les Indiens, les Africains avec les Africains, les Arabes avec les Arabes, les gens de peu entre eux. Personne n’est plus étonné que l’État délègue ainsi le maintien de l’ordre à ceux qui sont, suivant les cas et parfois à tour de rôles, bourreaux et victimes ; cela ne surprend surtout pas les habitants du quartier qui ont pris l’habitude de faire des détours pour rentrer chez eux.
Plus au sud, entre le Carrousel et les Tuileries (dans la cour des Tuileries d’après le plan de Turgot) des Africains (généralement des Sénégalais m’a dit un jour un Togolais) passent leur journée au soleil à vendre des objets de pacotille. Les chapeaux en cuir mal tannés ont laissé la place depuis longtemps à des oiseaux mécaniques, des tours Eiffel, des bracelets multicolores ou autres gadgets. Sans doute l’État, qui respecte là aussi une discrétion absolue, considère-t-il ces hommes comme des autoentrepreneurs informels à la mode Uber. Pourtant, le plus souvent sans papiers, ils prennent chaque matin leur lot de marchandise auprès d’un trafiquant qui relève les compteurs chaque soir. Sur le fond, leur situation ne relève pas d’une autre catégorie que l’esclavage, mais vouloir les protéger et les sortir des griffes des sous-mafias qui les exploitent ne semble à l’ordre du jour ni de la préfecture, ni de la mairie. Il est toutefois intéressant de noter qu’il y a quelques années de faux sacs Vuitton composaient leur marchandise et que cette période a été courte, comme si, s’estimant lésé, le puissant groupe LVMH avait, quant lui, fait respecter l’ordre ! L’ordre de ses intérêts tout au moins.
Voilà, il y a bien une dizaine d’espaces semblables à Paris même ; ces zones de non-droit, moins spectaculaires que celles qui fournissent de belles photos à la presse, sont néanmoins bien réelles et il n’est pas nécessaire d’aller dans le neuf-trois, ni dans les quartiers nord de Marseille pour en trouver. Le principe est toujours le même : on y commerce simplement des produits différents. Ce ne sont pas les drogues dures de la cité des Baudottes à Sevran (marché de réputation européenne !), ni les kalachnikovs qui se vendent aux Cayolles à Marseille comme des beignets chichis sur les plages (d’ailleurs, s’il y avait des crieurs ambulants, qui passent dans les rues au son de « kalash chichi, kalash chichi, cela serait tout à fait charmant et pagnolesque). Des zones de non-droit il y en a partout, il y en a près de chez vous. Ces zones ne sont pas seulement des endroits où ni la police ni les bons citoyens ne peuvent entrer, ce sont surtout des zones de non-droit pour les faibles, des zones où il n’y a d’autre droit que celui du plus fort. Détourner le regard, les laisser prospérer, c’est non seulement tolérer des trafics, mais c’est aussi tolérer le travail sans droit, l’exploitation des faibles par les forts, l’esclavage. Pas plus que l’État, les vieux syndicats français ne se préoccupent du sort de ces hommes-là.
Par une suite de lâchetés, l’État, les municipalités, les syndicats, les médias, le pays dans son ensemble abandonnent des espaces considérables à la barbarie. Qu’ils prennent garde tout de même, la lâcheté se paye toujours, la République abandonnant le terrain à la jungle se verra tôt ou tard puissance coloniale de son propre territoire.
Cela dit, nos politiques innombrables pourraient relire avec profit notre Constitution ; elle les ramènerait peut-être à la raison en leur rappelant certains points :
- La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion (article 1)
- Elle [la loi] doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen 26 Août 1789, article VI).
Tolérer les zones de non-droit, c’est détruire l’égalité des citoyens devant la loi, c’est favoriser les mafias, c’est tolérer l’esclavage, c’est renier et bafouer les principes les plus fondamentaux de notre Pays.