la position de Ruy Blas
Lorsqu’il surprend les conseillers du roi en train de se partager les richesses du royaume d’Espagne, Ruy Blas réagit en premier ministre et les tance dans sa célèbre tirade[1] :
Bon appétit, messieurs ! O ministres intègres!
Conseillers vertueux ! Voilà votre façon
De servir, serviteurs qui pillez la maison!
Mais il oublie qu’il était deux actes plus tôt le valet de Dom Saluste, ce qui lui sera rappelé cruellement quelques scènes plus loin. Il est évident que dans l’Espagne du XVIIe siècle seul un grand d’Espagne peut critiquer les grands d’Espagne (ce dont ils s’abstiennent d’ailleurs). C’est toute la difficulté de la position de Ruy Blas, son intelligence et son bon sens le poussent à dire le vrai et à proposer ce qui est juste et bon pour le royaume, mais sa condition lui interdit et de parler et de penser.
Un entrepreneur, un marchand, un scientifique, un philosophe, un paysan qui veulent prendre part aux affaires de la cité (ce qui ne choquait personne ni à Athènes, ni sous la république romaine, et sur le fond, ne choque toujours personnes aux Etats Unis) se retrouve qu’il le veuille ou non dans la position de Ruy Blas. Et il rencontre toujours une bonne âme et souvent parmi ses pairs, pour lui indiquer le « droit chemin », l’invitant à cesser ses propos ou actions farfelues, à cesser de se ridiculiser et à se mettre au service de politiciens patentés, peut-être un peu plus jeunes, peut-être un peu moins corrompus que les autres mais encartés depuis leur plus jeune âge et vieux dès leur trentième année.
Et si c’était précisément le fait de se mettre à la remorque des politiciens professionnels qui était la caractéristique des « farfelus » ou du moins des naïfs. Entendons-nous bien, je ne parle pas là des hommes d’affaires qui ont fait de la politique pour favoriser leurs affaires mais de ceux qui ont voulu, sincèrement rendre service à leur pays. Nombreux s’y sont essayés et force est de constater que cela n’a jamais rien donné. On pourrait prendre les scientifiques ou le philosophes, on se bornera aux hommes de l’entreprise. Qu’ils aient été ministres (Pierre Dreyfus, Roger Fauroux, Francis Mer…), trésoriers (souvent avec quelque acrobatie) ou qu’ils se soient bornés à participer à un comité de soutien ou à une obscure commission de travail, qu’ont apporté toutes ses bonnes volontés, en quoi ont elle contribué à combattre ces quarante ans de décadence et de corruption généralisée ? Il faut avoir le courage du constat : les grands industriels au ministère de l’économie ou de l’industrie n’ont servi à rien. Ils n’ont pas freiné la désindustrialisation, pas apuré l’endettement, ils n’ont en rien amélioré la productivité de l’état. Quant à ceux qui ont participé à des comités de soutien, j’espère qu’ils se sont fait plaisir.
La raison de cette inefficacité est simple. Se mettant au service des politiciens professionnels (et étant à chaque fois le bon sauvage parmi les « vrais professionnels » de la « vraie politique ») ils ont servi de faire-valoir, au même titre que les « prises de guerre » des phases d’ouverture ou bien pire ils sont eux-mêmes devenus des politiciens, passant leur temps en inaugurations, en cérémonies inutiles, en discussions oiseuses à Bruxelles, regardant leur montre pendant un interminable conseils des ministres, ou bavardant jusqu’à l’aube avec leurs collègues ou avec des syndicalistes. Passés dans l’essoreuse des politicards, il ne reste rien des hommes d’action, simplement des mesurettes, des demi-mesures, des lois inutiles. D’ailleurs, ce mimétisme, quand on y songe, n’est pas toujours mauvais, les politiques plongés dans l’entreprise, finissent bien (passée une période de deux ou trois ans tout de même) par se mettre à travailler, vraiment. Il se trouve que versant un verre d’eau pure dans un baquet d’eau sale, on n’a un baquet d’eau sale.
On ne réforme pas un système pourri de l’intérieur. Les Andropov, les Gorbatchev ne parviennent jamais à des résultats tangibles. Ce qui a mis fin à Pinochet c’est un référendum suivi par des hommes et des femmes qui n’étaient pas compromis avec le régime. Il faut des remèdes beaucoup plus forts que ceux proposés par enfants du sérail. Elire parmi les clones celui qui serait le moins clone est une plaisanterie. Il faut à ce pays des décisions franches, des actions tranchantes, que les encartés ne peuvent même pas concevoir. Il faut nettoyer la politique, non pas la « moraliser », mais bien la nettoyer de toute une classe corrompue, intéressée, lâche, inefficace, il faut régénérer son économie, il faut apurer sa dette au prix de sacrifices très durs.
Et cela ne se fera pas en recyclant quelques encartés pas trop infréquentables, pas en remployant quelques valets de l’ancien régime, et pas non plus en utilisant les vieilles recettes de l’ajustement budgétaires à la Michel Sapin ou la langue de bois.
Il faut des idées neuves, des hommes neufs, cela semble farfelu, c’est la seule solution raisonnable.
[1] Acte III, sc. 2