Ephémères cyclistes

Publié le par Jean Dampierre

Ephémères cyclistes

 

Depuis quelques années, des cyclistes équipés d’encombrants sacs à dos cubiques circulent rapidement dans les rues de Paris comme dans d’autres grandes villes européennes, les uns pour livrer des sushis à des bobos économes de leurs mouvements ou refusant de perdre une minute de leur programme télévisé frelaté, les autres pour apporter des hamburgers ou des pizzas à des cadres sur leur lieu de travail. De leur coup de pédale léger, ils participent à leur manière à l’ubérisation du monde occidental comme les mineurs de fond ou les tirailleurs sénégalais avaient en leur temps participé modestement mais foncièrement à la gloire du capitalisme. Je dis ubérisation du monde occidental, car l’Afrique par exemple, si on en juge par le nombre d’enfants estropiés qui zigzaguent avec adresse entre les voitures pour vendre un briquet ou deux cigarettes, est ubérisée depuis longtemps, depuis au moins le moment où elle a été colonisée et pour longtemps. Ce que nous découvrons et qui fait la fascination béate de certains hommes politiques ou de nombreux journalistes est là-bas un sinistre état de fait.

Deliverro, l’une de ces sociétés de courtage en prestation de course, vient d’apporter une belle innovation à ce secteur industriel : le paiement des prestations à la tâche. Pédaler plus pour gagner plus ! 5 courses au lieu de quatre, c’est 25 % d’augmentation !  Quel rêve. De même qu’Uber est selon les dires de ses thuriféraires la plus grande société de taxi sans posséder un seul taxi, Deliverro est une grande société de livraison qui n’emploiera plus un seul livreur mais seulement des auto-entrepreneurs.

Quand un auto-entrepreneur, à force de griller des feux rouges ou de rouler à contresens rencontrera un camion, ce qui mettra fin du même coup à l’auto-entreprise et  à l’auto-entrepreneur, le donneur d’ordre verra simplement disparaître un fournisseur, il ne sera en rien concerné par la suite, veuve, enfants, augmentation de la prime sur la mutuelle, comme il l’aurait été par la disparition brutale d’un employé. Il en va de même si l’auto-entrepreneur est simplement blessé ou suffisamment invalide pour ne plus pouvoir pédaler. Cela ne concerne que lui.  C’est magnifique.

Ajoutons que les algorithmes de supervisions des performances des « sportifs » ne prennent pas en compte le respect du code de la route, la sécurité de la conduite ou le refus de mettre en danger l’intégrité ou la vie d’autrui. Ainsi ceux qui roulent sur les trottoirs au risque de blesser les piétons, ceux qui prennent des rues à contre-sens au risque de se tuer sont-ils privilégiés car plus rapides et plus performants.

Les cyclistes qui, il y a peu de temps encore s’enivraient de liberté, semblent se rendre compte du piège dans lequel on les prend et commencent à contester. Mais ce n’est pas suffisant.

Nihil novi sub sole hélas.

Le combat pour le paiement du salaire à la semaine ou au mois, par opposition au paiement à la tâche ou à la pièce, a été avec l’interdiction du travail des enfants, l’un des grands combats du monde ouvrier du XIXe et du début du XXe siècle. Revenir sur ce point est une terrible régression sociale. Ce n’est pas pour rien que les ouvriers se sont battus pour la fin du salaire à la pièce. C’est en particulier parce que c’était un facteur amplificateur de danger et d’accidents du travail. Vouloir faire une pièce de plus avec un tour ou une fraise c’était, en fin de journée, risquer de perdre une main. Ouvriers des imprimeries ayant perdus une main sous un massicot, ouvriers de l’industrie automobile ayant eu la tête explosée par une presse hydraulique, laminos tués sur le coup, transpercés par un fil d’acier sortant à mille degrés, tourneurs rentrant chez eux un doigt en moins, le monde ouvrier étaient remplis de ces histoires sordides et toute famille ouvrière pouvait raconter une catastrophe. Les ouvriers et leurs syndicats savaient bien que parfois, au-delà d’un certain seuil raisonnable, travailler plus c’est mourir plus vite.

C’est cela que sous couvert de modernité, on essaye de nous vendre comme une « avancée » par l’uberisation de la société.

Le capitalisme n’est pas moral. Il peut au mieux établir une déontologie. Et c’est à ça que servent les lois : à mettre des barrières simples et claires, infranchissables, à l’appât du  gain qui est le moteur du capitalisme. Ce n’est pas aux joyeux cyclistes, souvent très jeunes, très peu éduqués, faibles et manipulables comme l’étaient les enfants des faubourgs qui venaient librement se faire massacrer dans les usines, ce n’est pas à eux de se défendre seuls, c’est à la loi de le faire, c’est au ministre du travail puisqu’il y en a un, de prendre en charge les problèmes issus de cette prétendue modernisation et de ne pas permettre aux employeurs de fait de se soustraire à leurs obligations.

Il y a toujours eu des salauds et il y a toujours eu des imbéciles prêts à les servir. Les lois sont là pour empêcher les premiers de nuire et protéger autant que faire  se peut les seconds.

 

 

 

Publié dans politique, Economie

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