Un pogrom de papier: Kusturica supplicié

Publié le par Jean Dampierre

Voilà presque 10 ans que Kusturica n’avait pas fait un film de fiction, le dernier était Promets-moi, en 2008. Ce film est un chef d’œuvre, mais là n’est pas la question. Quand un artiste de cette importance livre une œuvre après une telle période de silence on pourrait s’attendre à un fort intérêt critique et à une importante couverture médiatique. Après tout, bien qu’il défende lui-même avec une grande lucidité la différence entre les rares films de création et le flot ininterrompu des productions commerciales, même sur le plan strictement économique ses deux palmes d’or et ses innombrables récompenses devraient susciter l’attention.

Quoi qu’il en soit, la presse n’est pour son dernier film que mépris et dédain. Elle va jusqu'à la violence et se laisse aller à la pure méchanceté. Même ce qu’il reste de presse intellectuelle agresse son film. Pourtant, ils ne sont pas si nombreux les cinéastes qui font œuvre de création, pas plus que ceux qui disposent d’une vraie culture cinématographique (la citation discrète de Quand passent les cigognes dans son dernier film est remarquable). Kusturica qui possède ses deux caractéristiques devrait au moins recueillir un peu d’empathie des Cahiers du Cinéma ; il n’en est rien. Bien au contraire, ce sont les plus virulents. Quelques exemples suffiront à se faire une idée:

« Farce hystérique sur fond de guerre (toujours dans l'ex-Yougoslavie), au tintamarre permanent : Emir Kusturica ne change pas. […]. Le récit est confus. L'imagination débordante de Kusturica a tendance à se saborder... L'aventure devient plus lisible, mais aussi plus mièvre, lorsque les tourtereaux, déjà mûrs, s'enfuient à travers des paysages magnifiques. » Telerama

« Trente-deux ans après l’émouvant Papa est en voyage d’affaires (Palme d’or au Festival de Cannes en 1985), vingt-deux ans après le controversé Underground (deuxième Palme en 1995), […] où en est aujourd’hui le cinéma d’Emir Kusturica ? À un état de folklorisation avancée, si l’on en croit son dernier long-métrage, On the Milky Road […] La rencontre à l’écran de Monica Bellucci et du cinéaste semble plus contingente que réellement désirée, et la fuite amoureuse de leurs personnages délivre une poésie frelatée, d’une laideur parfois sordide. Mieux vaut passer son chemin. » Le Monde

« Ici, le trop-plein étouffe. Pour rien. » Le Figaro

« Tout semble ici si kitsch, fatigué, faux et forcé qu’il semble peu probable que Kusturica nous inflige à nouveau ce genre de mascarade sans révéler, sous le vernis décati de ses atroces visions numériques, l’obscénité idéologique de ce cinéma. » Les Cahiers du Cinéma

On peut reprocher bien des choses à Kusturica l’homme "politique", mais lui reprocher son imagination débordante, c’est simplement nier ce qui fait de lui un grand artiste. Il n’y a pas plus de tintamarre ou de «poésie frelatée » dans ce film qu’il n’y en avait dans Chat noir chat blanc  ou dans la Vie est un miracle qui n’avaient pourtant pas recueilli les foudres de ces journaux. Quant à la « laideur parfois sordide » des moutons qui explosent dans un champ de mine, c’est un euphémisme pour une région où chaque mois des enfants meurent encore victimes des mines anti-personnel, et c’est celle même de la guerre qui comme le dit Giraudoux, ressemble à « un cul de singe ».  La puissance des grands artistes effraient les critiques qui ne sont que le corps avancée de la bourgeoisie. On reprochait au dernier Picasso sa décadence et sont hypersexualité, il peuple aujourd’hui les musée. On se précipitera dans les cinémathèques pour voir les Kusturica quand il sera mort. Les napolitains quand le Vatican voulut ramener Saint Janvier à de plus modestes proportions, affichèrent des banderoles : « Saint Janvier, tu les emmerdes ». On pourrait conseiller la même chose à Kusturica.

Mais le problème n’est pas seulement là. Qu’est ce qui a bien pu convertir ces critiques en meute de chiens sanguinaires ? Qu’est ce qui a bien pu synthétiser le fiel d’une telle phrase: « l’obscénité idéologique de ce cinéma ». C’est simple, ce qui a métamorphosé les critiques en meute du grand forestier, ce personnage maléfique des Falaises de marbre, c’est un détail du scénario qui met en scène les forces spéciales d’un pays occidental, en l’occurrence les anglais, non pour faire le bien, mais pour exterminer deux villages. Les exactions sont communes dans les guerres, Kusturica en scénarise une de façon vaudevillesque, puisque les machines à tuer sont là pour aller assassiner l’ancienne maîtresse d’un général de la SFOR. Que « la communauté internationale » se trompe régulièrement dans ses bombardements que 50 pakistanais par-ci, 70 syriens par-là, soit volatilisés alors qu’ils célébraient un mariage ou un enterrement, n’émeut pas le Monde ou le Figaro. Qu’un cinéaste reprenne cela dans un de ses films, là nous franchissons le seuil de l’insupportable. Que l’occident, et en particulier l’Europe puisse ne pas être dans le camp du bien, voilà qui suffit à transformer les fanfares tziganes en « tintamarre », l’imagination débordante en folklore, les images merveilleuses en « poésie frelatée », les symboles en «laideur parfois sordide », et quatre ans de travail et de réflexion sur la mort, la guerre, l’amour, l’animalité, la nature, l’espoir, en «obscénité idéologique ».

Kusturica s’est rendu coupable du pire des crimes pour justifier de ce pogrom médiatique : le sacrilège, l’insulte au politiquement correct. Et c’est ce politiquement correct, ce nouveau fascisme, cette nouvelle inquisition de la pensée qu’il faut combattre à chaque fois que nous le rencontrons, et d’abord en allant voir ce film magnifique : On the Milky Road !

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